Liu Feng, le "Pinceau céleste"

"Tout passe comme cette eau ; rien ne s'arrête ni jour ni nuit."

Je suis originaire du petit village de Panglai situé sur les rives de la rivière Han, appartenant au royaume de Chu. Je n'ai jamais connu mon père, Liú chī, et ai donc été élevé par ma mère, Liú Lín. Celle-ci me raconta durant mon enfance que père l'avait quitté afin d'effectuer son tout dernier voyage, qui le conduirait vers le destin de chaque être vivant sur ces terres. Elle n'avait de cesse de me répeter: "Sois fier de lui, il était brave et vigoureux, il sera à jamais présent dans ton coeur, à aviver la flamme qui fait de toi un homme". Cette phrase allait guider une partie de mon éxistence puisqu'elle désirait plus que tout me voir devenir l'ombre de ce guerrier qui m'avait offert la vie. Tel le limpide reflet de mon père, j'étais alors promis à une destiné tumultueuse et miroitante.
Cependant, quelques années plus tard, la pensée d'un sage voyageur arrêté à l'orée du village, au bord de la rivière m'interpella, au point de faire basculer les préceptes instaurés par ma mère. Il était calme et posé, pinceau en main, devant son parchemin en lattes de bambous déroulé, scrutant les ondes sur l'eau. Assis à deux pas, je regardais silencieusement cet homme aux longs cheveux blancs ondulants. Sans avoir montré un seul signe d'attention à mon égard, il me souffla ce qui résonna en moi comme mille cloches et aussitôt ces paroles prononcées, il les immortalisa d'un geste de pinceau plus vif que l'éclair, "L'homme qui regarde la surface de l'eau ne dure que le temps d'une vie, mais son reflet, lui, sera eternel", Je décidais de suivre mon propre destin et me consacrer à la recherche de la sagesse des immortels, en dépit de la voie du guerrier qui m'était promise.

"Celui qui aime à apprendre est bien près de savoir."

Ma mère laissa le soin de mon éducation à Aube Avisée le maître du temple dédié à Bendi Shen, qui m'enseigna l'écriture. Il m'initia également à l'Alchimie interne, m'apprenant à maîtriser mon corps ainsi que mon esprit. Entouré d'autres enfants désireux d'apprendre, je forgeait les bases de mon savoir, me liant d'amitié pour Xiào Biāo, un jeune homme avec qui nous partagions la même philosophie de vie. Il était d'un naturel calme, et désirais plus que tout découvrir le monde alentour. Parfois, lorsque le maître devait s'absenter, nous nous occupions tous les deux de la jeune Song Miu. Plusieurs années passèrent paisiblement. Nous contemplions chaque saisons s'écouler au rythme du Han, nous entrainant à la calligraphie sous le grand et robuste chêne trônant dans la cour du temple.

"L'écriture s'apprend aux dépens du papier ; la médecine s'apprend aux dépens des malades."

Un jour que nous aidions à organiser la fête de l'automne en compagnie de la femme d'Aube Avisée ainsi que de sa fille, j'appris par le biais du médecin de notre communauté que ma mère était atteinte d'une terrible maladie qui allait lui ôter d'ici peu de temps son précieux souffle qui la maintenait en vie. Accourant à ses côtés dans notre petite maison au toît de chaume, je la vis allongé sur son lit. Cela faisait des mois qu'elle ne l'avait quittée, mais ce jour là, elle était aussi pâle que la lune. Elle me regardait tristement, mais préservait ses larmes de couler, me glissant dans le creux de la main un vieil éventail ayant appartenu au père de mon père. Elle décida avant d'affronter elle aussi son destin innévitable de me faire porter le nom de Liú Fèng, qui allait faire de moi un homme. Ce choix était riche en sens et révelateur, elle avait compris que je désirais suivre dorénavant ma propre voie. Fèng signifie phénix et chī; le dragon, il y a donc, tout comme le Yin et le Yang, une notion de complémentarité. Ces deux symboles mythiques sont d'une nature intrinsequements différente mais ils ne renient pas leur dépendance l'un de l'autre, c'est ainsi que j'envisageait la faible relation qui m'unissait avec mon père.
Plusieurs mois passèrent, Xiào Biāo parti réaliser son rêve de découvertes et de voyages, mais avant cela il me fit la promesse que nous nous retrouverions dans ce village à l'aube de son vingt sixième Printemps.
Deux années passèrent ensuite, où je continuais mon entraînement, seul. Les disciplines que m'avait fait découvrir Aube Avisée rythmaient la construction de mon être et animaient mon coeur. Si bien que mon désir d'en savoir toujours plus m'amena à quitter mon village natal à mon tour, afin de rechercher l'enseignement des grands maîtres, disseminés aux quatres coins du Zhonghuo.

"Un voyage de mille lieux a commencé par un pas"

Mon voyage ne fût pas de tout repos, je me souviens des premiers mois comme étant les plus difficiles, traversant forêts, plaines et monts sans apercevoir quiconque excepté les quelques aubergistes chez qui je séjournais environ trois ou quatre nuits par lune. Plusieures fois j'ai failli sombrer dans la démance, éxténué par le chemin parcouru et celui qu'il me restait à franchir. Je ne sais pas quelle force m'aidait à aller de l'avant, il devait s'agir de quelque chose au delà de la perception humaine. Toujours est-il qu'en conséquence de cela, je me mis à méditer de plus en plus fréquement. Les seuls dialogues que j'entreprenais étaient ceux que je livrais avec moi même. Tout ceci contribua à mieux me connaître et me permis de repousser mes limites.

"Etudier dans la solitude des montagnes ne vaut pas de s'asseoir à la croisée des chemins et de prêter l'oreille aux paroles des hommes."

Lorsqu'enfin, je vis la cité de Nao du royaume de Zhao je n'en crû pas mes yeux. D'énormes bâtiments aux toîts ouvragés s'étendaient à perte de vue dans un labyrinthe de ruelles d'une grande diversité. Il y avait d'innombrables échoppes et restaurants, desquels émmanaient une multitude d'odeurs et de sons. Que ce soit le bruit des chaises, des couverts, des tasses, ou le parfum de la viande frémissant à la cuisson, il était impossible d'imaginer qu'à un moment toute cette activité puisse cesser. Les commerçants interpellent les chalands de plusieurs claquements de mains, les ateliers ne cessent d'émettre le son du métal martelé ou encore du sciage du bois. Nos sens sont mis à rude épreuve constamment dans ce genre d'endroit, si bien que j'avais l'impression de m'épuiser bien plus à chaque pas ici qu'en chemin escarpés dans les montagnes peuplant le royaume de Han. Le mouvement qui anime chaque artère de la ville est éxtremement fatiguant pour celui qui n'y est pas habitué. Ce n'est qu'une fois la nuit bien entammé que le calme reprend le dessus. Il ne reste alors qu'une poignée de quartiers animés, dont j'allais bientôt faire la connaissance...

Au loin j'entendais résonner le son d'une cithare, curieux, je me décidais d'approcher cette envoûtante mélodie. Derrière de solides barreaux en bois se tenait la plus magnifique jeune femme de tout le royaume. Elle était tenue prisonnière dans ce que l'on appelle une maison de plaisir, elle était une Yi Ji au doux surnom de Lián Huā, la fleur de lotus, et faisait montre de nombreux talents artistiques. Le prix nécessaire pour jouir de sa compagnie était inabordable face aux modestes économies que j'avais réussi à préserver sur ma longue route. Chaque soir, je retournais pourtant la voir, regrettant ma situation miséreuse et imaginant ce doux songe inaccessible que procurerait l'enchantement de sa voix. Je serai un rêveur incapable d'avoir une influence sur mon destin si je restais démuni. Il me fallait donc agir si j'aspirais à ce que mon avenir devienne aussi brillant que le soleil.

"Le bavardage est l'écume de l'eau ; l'action est une goutte d'or."

Dans une aussi vaste cité que celle de Nao, il me semblait d'abord aisé d'aquérir tout ce que l'on convoitait, néanmoins mon arrivée récente me fit saisir un paramètre essentiel dans le fonctionnement de cette dernière, l'obtention d'une chose, quelle qu'elle soit, est lié à notre réputation ou à notre talent. Si vous n'avez jamais fait vos preuves, alors vous n'arriverez à rien. Dès lors l'idée de se saisir d'une quelconque activité professionelle pouvait donner l'impression d'être irréalisable, celle de se cultiver auprès d'un grand maître de la calligraphie, inimaginable, et approcher Fleur de lotus, une authentique chimère.
Il me vint une pensée en observant le trafic incessant de cette ville agitée. Alors qu'un nombre inconsidérable d'artistes erraient dans l'abondance de ruelles en exerçant leurs passions, pourquoi n'en ferai-je pas autant?
C'est dans ces circonstances que je commençais à pratiquer l'écriture à des fins esthétiques, m'aménageant un stand résonnable dans l'immense rue principale. Plusieures lunes passèrent, encore, où je développais la vivacité de mon ésprit, enrichissant mes connaissances et amplifiant mes mouvements. Durant cette longue période je fit la rencontre de Macaque Chantant, de son vrai nom Leng Tsé-yuan, un acrobate extremement doué, musicien et jongleur. Il est d'une nature jovialle, ses nombreux récits de voyages me rappellèrent mon ami Xiào Biāo, bien qu'il fût plus expensif que ce dernier. Il avait le don de passionner les gens par ses simples gestes ou sa simple conduite, je buvais véritablement ses paroles. Un jour que nous remplissions notre tâche, un homme me demanda mon nom d'artiste, Macaque Chantant me voyant hésiter, donna instinctivement la réponse de Xiān Hàn, le pinceau céleste et c'est ainsi que ma vie d'artiste débuta réellement, je sais que je lui serai éternellement redevable de cet acte impulsif.

"Il n'y a point de roses de cent jours."

Doucement, nous aquerions suffisament d'argent, non seulement pour subsister de notre art, mais aussi profiter de certains services, dans le but de toujours progresser. Ma réputation, bien que modeste, me permit de rencontrer plusieures sages chez qui je continuais d'apprendre la maîtrise de soi, l'alchimie interne, de même que la calligraphie. C'est alors que Leng Tsé-yuan me laissa face à mon destin, comme l'avait fait Xiào Biāo à l'époque. Il s'en alla dans le sud, vers mon royaume natal du Chu. Où il me promis que nous nous rejoindrions lorsque j'aurai fini ce que j'avais à faire à Nao.
Le temps passa, et je continuais mon initiation...
A un moment je me mis à repenser à fleur de lotus. La situation avait changé, deux années s'étaient écoulées, mais elle serait sûrement encore là de toute façon, à attendre durant une éternité, enviant la liberté des autres oiseaux dans le ciel. Il me fallait la libèrer si je voulais vivre en paix.
Cette soirée froide de solstice d'hiver était la plus sombre et pluvieuse que je n'avais jamais observé, je m'en rappellerai jusqu'à mon dernier soupir. Nous étions seuls dans une salle immense, elle jouait de sa cithare, en chantant d'un air mélancolique le temps passé. Je l'interrompit, lui faisant comprendre que rien n'était joué à l'avance, qu'elle allait maintenant regarder de l'avant et que je la libérerai de ce joug. Bien qu'à ses yeux, tout cela semblait être une illusion maintes fois entendue, je m'empressa de lui prouver le contraire ; dans la soirée nous avions quittés la ville pour rejoindre Macaque Chantant en direction de la rivière Huai du côté de Shoucun, elle se nomait Zōu Yán, elle était plus belle encore que le printemps. Son nom, signifiant "la magnifique", lui avait été donné par son père alors qu'il venait de s'endetter auprès d'une maison de jeu, à laquelle il avait alors confié sa fille en guise de paiement.

"Tes jours viennent et puis s'en vont ; qui en connaît la raison?"

Aussitôt Leng Tsé-yuan rejoint, nous partîmes vers l'ouest en direction du Han, sur la route nous partagions notre temps à exercer notre art afin de gagner de quoi nous nourir, cela marchait relativement bien. Profitant de cette occasion, nous fîmes plus amples connaissance avec Fleur de lotus, nous racontions à tour de rôle notre passé, j'appris à la considérer bien au delà de ce que personne n'avait fait. J'étais la personne sur laquelle elle pouvait désormais le plus compter, elle brillait bien plus que le soleil dans mon coeur. Les choses se déroulèrent vite, nous songions à un marriage dans ma ville natale, lors de mon retour organisé de longue date avec Xiào Biāo. Il resterait alors un an, avant cet évenement...
Mais le destin en a décidé autrement. Cinq lunes passèrent où Fleur de lotus resta malade, comme l'avait été ma mère à l'époque. Puis malgré tous mes efforts pour la faire rester dans ce monde, elle mouru, allongée sur son lit, une froide soirée d'hiver. Cela faisait exactement quatre ans depuis la première fois que je l'avais rencontrée dans cette maison de plaisir. Je ne regrette absolument rien de ces saisons qui ce sont déroulés en sa compagnie. Le ciel avait-il simplement voulu me punir de quoi que ce soit?

"L'étude est une épouse aussi belle que le jade."

Un an est passé depuis, et je continue de porter les pâles vêtements de ce deuil. Nous nous approchons de la date qu'avait fixé Xiào Biāo. Je suis toujours accompagné de Macaque Chantant, qui m'a beaucoup aidé ces derniers mois, suite à cette disparition tragique. J'ai récemment repris goût en l'écriture, que j'avais perdu. Dorénavant je n'utiliserai ma vie qu'à la maîtrise du plus grand mal qui règne sous le ciel, pour cela, je dois retrouver Aube Avisée et continuer mon voyage. Je ne m'accorderai aucun répis, car ma formation ne fait que commencer. Qui sait ce que je devrais encore endurer?
La réponse à cette question est proche, Panglai n'est plus qu'à quelques jours et j'ai l'impression que ma vie est sur le point de changer radicalement...

"Les plumes du phénix se brisent quelquefois, mais qui pourrait dompter une âme de dragon?"

"Un humble ami dans mon village vaut mieux que seize frères influents à la cour."

Cela fait longtemps que je n'ai pas tenu à jour le fil de mes péripéties dans les royaumes du Zhong-Huo, de nombreux événements se sont déroulées depuis et mes voyages en compagnie de Macaque chantant m'ont amenées à découvrir de formidables personnages tels que le Typhon, Etoile filante, Lame de paix ou encore très récemment Shen Yan.
Mais cela fait dorénavant partie du passé car ce matin même j'ai mis fin à ces aventures alors que nous recherchions le Serpent poli pour me consacrer uniquement à ma quête personnelle.
Voici les paroles que j'ai eues après notre déjeuner :

«Macaque chantant et vous autres, amis de longue date comme amis d'hier. Cela fait longtemps que j'y songe mais ma décision s'est prise cette nuit, alors que je méditais assis au pied d'un grand Saule pleureur.
Vous l'aurez sûrement remarqué, ces derniers temps j'ai dû me plier à certains changements dans des habitudes pourtant ancestrales, que ce soit dans mon régime alimentaire ou la fréquence de mes méditations quotidiennes.
Vous souvenez-vous de ces cauchemars dont je vous-ai parlé ? Ce sont eux la cause de tout ça. Je suis persuadé que Fleur de lotus est encore là, quelque part, du moins son esprit... Et je n'ai qu'un unique désir dans ma vie, rejoindre cette femme que j'aime.

"Le fond du cœur est plus loin que le bout du monde."

Ainsi je pars vers de nouveaux horizons. Cela risque d'être dur pour moi de supporter ce départ, mais vos présences me seraient plus encombrantes encore, et tôt ou tard vous seriez devenus des poids beaucoup trop lourds à porter dans l'accomplissement de ma quête. Je préfère partir maintenant, sachez que personne ne pourra se mettre au travers de ma route et contester cette décision.

Macaque chantant, je te souhaite le bonheur que tu mérites, je reste persuadé que tu arriveras à accomplir tes plus grands désirs. J'espère que tu salueras Lis d'or de ma part lorsque tu auras réussi à gagner définitivement son cœur. Tes contes et tes chants animeront ma route lorsque je sentirai la solitude m'envahir.

Etoile filante, prends soin du Typhon car je sens que d'étranges forces planent sur lui. Malheureusement il vous faudra sûrement faire face à ce mal un jour ou l'autre.

Quant à toi Typhon, ton avenir t'attend et tu es le seul maître de ce qui se passera. Durant mes aventures j'entendrai avec certitude parler du grand champion que tu es, laisse Lame de paix te guider vers des voies plus éclairées et tu comprendras tout ce que tu as toujours désiré connaître sur ton passé.
Vos destins sont liés, peu importe les mésaventures qui pourraient vous attendre, ne retenez que les bons moments passés.
Sur ces mots et non sans peine mes amis, je dois vous quitter.
Adieu.»

Marchant d'un pas assuré dans la grande rue, je n'osais regarder en arrière.
Me voilà maintenant seul avec mon cheval Fougue d'été, courant à travers le Qin pour rejoindre mon ami Xiao Biao. Une aventure s'achève pour moi mais ne fait que commencer pour d'autres. Me voilà à la recherche d'une personne qui n'est plus de ce monde.

"Quand un homme est fou d'une femme, il n'y a qu'elle qui puisse le guérir de sa folie."

Voici la dernière calligraphie que je leur ai laissé avant de les quitter, elle signifie "amitié, fraternité" :