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Les carnets d'Alan

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Message  BondaKore Mar 10 Juin - 19:47

Carnets d'Alan

#1

       Que le changement soit une condition première de l'existence, je le conçois volontiers. La course effrénée vers les directions les plus absurdes est la modalité de ce changement. Le dernier siècle, que j'observai en passager clandestin d'un navire qui prend l'eau, fut la navrante illustration de ces postulats : tout ne fut que guerres et chaos... Un chaos plein d'optimisme parfois - mais l'espoir n'est-il pas le dernier masque de la mort ?
      Que d'estime ai-je éprouvé malgré tout pour mes « semblables » !  Combien ai-je admiré la splendide folie qui fit bâtir à ces fourmis les plus étranges apologies de la raison et de la sensibilité !
      Hélas... Tout, y compris ces œuvres remarquables, conspirait à l'anarchique destruction de l'espèce.


*


       La découverte d'Ambre marque l'apothéose du démembrement : le « monde », bien près déjà de crouler sur ses bases, vient de démontrer qu'il ne reposait sur rien – ou si peu... Tout s'est inversé, grandeur et petitesse, fragilité et solidité, être et néant.


*


       La traversée de la Marelle a créé des lézardes dans les murs et les plafonds du Manoir. J'ai supposé ce jour-là que mon sanctuaire était une Ombre lui aussi... Un lieu doté d'à la fois plus et moins de réalité que je ne lui en prêtais. Cette pensée fut ombragée par une crainte sourde. Je me précipitai dans les profondeurs, là où les issues de certaines caves sont scellées. À bout de souffle, je rendis grâce au Très-Haut (rien de tel que la peur viscérale pour raviver la foi) : les battants métalliques pesaient toujours sur les lourdes portes cerclées de fer. Soulagé, je remontai dans les étages et m'installai au secrétaire de la bibliothèque. Mais, l'esprit engourdi de pensées vagues, pesantes comme des nuages chargés d'un orage encore à venir : je ne pus écrire. J'allai à la fenêtre et restai là longtemps, à observer mon père et mes frères. Sont-ils seulement l'ombre de ceux qu'ils prétendent incarner ?


*


       Tous les peuples sont ethnocentriques ; rien de plus naturel... Celui-là prétend régner de bon droit sur la Réalité - un privilège que beaucoup s'arrogent. Aujourd'hui, ceci, demain cela. Depuis que l'homme est homme, des civilisations naquirent et disparurent, des religions surgirent du néant puis se dissolurent, des systèmes de pensée se bâtirent et s'ébranlèrent, tandis que là-haut, un soleil indifférent toisait l'ensemble d'un œil vide et brillant. Leçon qu'un siècle ou deux suffisent à enseigner : il n'est d'autre finalité que l'oubli.
      Mais au centre de l'illusion, un phare soi-disant se dresse. Il existerait depuis des temps immémoriaux... Ceux qu'il abrite sont-il séniles au point de croire en leur propre consistance ?


Dernière édition par BondaKore le Mer 11 Juin - 23:03, édité 1 fois
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Message  BondaKore Mer 11 Juin - 20:10

#2

       Corilaine... Dans le Palais de la capitale, je demandai un livre. On m'apprit qu'il n'y avait pas même une bibliothèque en ce lieu. Les loups semblent y être plus instruits que les hommes.

       Tout ici me fit penser à la Suisse ancienne et moderne : mentalités sclérosées, petitesse des passions, absence de raffinement... Peut-on imaginer vivre en pareil endroit ?

      Le comble : cette ombre a une « propriétaire ». Et pas des moindres : une « Princesse d'Ambre » (c'est la formule consacrée, semble-t-il). Tout cela en dit long sur elle. Ou plutôt cela en dit peu, car il n'y a pas long à dire. Je ne lèverais pas le petit doigt pour elle ou son royaume, quand bien même leur survie en dépendrait...


*


       Leib : un homme de science et de magie – autant dire le contraire d'un homme. Ce genre d'être mécanique tue avec un indéniable savoir-vivre. Le criminel a bonne conscience quand il y a des engrenages entre lui et ses victimes ; ses forfaits deviennent les conséquences fortuites de son appétit de pouvoir et de savoir.

      Cette race n'aime rien tant que les calculs – qui sont aussi bien sa force et sa faiblesse. S'il faut en découdre un jour avec lui, utiliser la manière directe et définitive.


*


       Les idéaux et la jeunesse, quand ils fréquentent les mêmes individus, forment les caractères les plus dangereux. En groupe, ces créatures engendrent des marrées que rien n'arrête – on s'écarte de leur chemin puis on attend que cela tarisse ; mais gare à ceux qui manquent de prudence ! Les piétinements des exaltés ont raison de ces malheureux.

       L’hidalgo est jeune de corps et d'esprit. Il est pétri d'idéal. Mais il est le seul à croire en sa cause. Pour l'instant...



*


       J'ai la simplicité en horreur. Les âmes lumineuses et translucides me donnent la nausée. Rien ne vaut l'obscurité en matière de tournure d'esprit – l'obscurité véritable, celle qui vient du dedans et déteint peu sur le dehors.

       La vie n'ose retirer ses parures d'ennui que face aux âmes obscures à elles-mêmes. Creuser en soi jusqu'à ne plus percevoir le fond. Puiser là pour tous les surprendre, le Destin, soi, les autres...


*


       Je soupçonne Cugiel d'être le meilleur d'entre nous. Sa compagnie est agréable et il a conscience de consacrer son énergie à des futilités. C'est un bon début. Nous verrons s'il place vraiment la beauté au-dessus de l'utile, quand le temps sera venu... Alors nous saurons si c'est un imposteur ou un saint.


*


       Quant à Sire F... quel est son nom, déjà ?...


*


       La seule excuse de l'existence est la Beauté. Je n'en ai pas vu beaucoup ces derniers siècles ; elle ne se montre plus que par miettes, par accidents... Capricieuse et cernée de crasse. Ambre ne semble pas en contenir une once. Corilaine, de ce point de vue, est d'une aridité pire encore...

       Il est une Ombre cependant, qui semble enfermer quelques joyaux : Mayern.


*


       J'ai passé ces dernières semaines à jouir de la stupidité du Destin. Ambre est un cauchemar féerique, mon père un roitelet sans envergure, mes frères des compagnons incertains... L'ironie est l'arme des faibles ; Dame Fatalité a-elle tant molli pour être à cela rendue ?
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Message  BondaKore Dim 22 Juin - 11:44

#3

       Une question me vient chaque fois que je découvre une ombre nouvelle : mérite-t-elle d'exister ?

       Pour Heerat, j'ai d'abord pensé répondre par la négative. Quelle beauté pouvait bien enfermer cette cité ?

       Puis, m'aventurant dans ses bas-fonds, j'aboutis au Temple. Un bâtiment à l'image de tous les autres, sombre, fermé, replié sur sa propre misère. A l'intérieur, de petites effigies : une machine branchée sur secteur, dont le mécanisme ridicule évoquait les battements d'ailes d'un volatile ; un crucifix d'allure grossière ; une statuette représentant une femme barbue dotée de huit bras... quelques fidèles allaient vers l'une ou l'autre pour y déposer des offrandes et lui adresser de naïves prières. Ces créatures démunies exprimaient sans détour leur besoin viscéral de
croire. J'ai rarement vu la foi se manifester avec autant d'innocence et de sincérité.


*


       La magie et la science sont en cela trompeuses qu'elles se présentent comme des systèmes répondant à toutes les questions de l'homme. Celui qui voit dans l'eau un ensemble de molécules H2O oublie qu'il regarde autant le microscope que le contenu du verre. Cet autre qui perçoit les fluides et les auras autour des êtres vivants pare ces derniers de nouveaux atours, plutôt que les dénuder de ceux qu'ils portent déjà.

       Non que magie et science soient inutiles à l'homme, mais elles perdent ceux qui leur trouvent d'autres atouts que l'utilité ; faire cela, c'est verser immanquablement dans l'erreur. Elles ne s'appliqueront jamais qu'au
phénomène, et par conséquent ne peuvent concourir à la poursuite de biens spirituels tels que sagesse, beauté ou vérité.


*


       Comme je m'y attendais, Leib exposa un plan d'action mettant en jeu la stratégie du choc : provoquer un attentat d'envergure pour forcer le peuple d'Heerat à entrer en guerre. Tandis qu'il entrait dans les détails, je récitai mentalement quelques passages du
Cantique des Cantiques. Passé un quart d'heure, sa logorrhée se tarit – j'en avais à peine perçu l'écoulement. Même pour un immortel, le temps est trop précieux pour le laisser aux chiens...
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Message  BondaKore Mar 22 Juil - 17:27

#4


       C'est en marchant vers l'Intérieur que je trouvai l'Archet. J'avais d'abord rêvé de l'objet, de sa texture et de son contact nacré. De la mèche tendue à l'extrême. L'Archet se trouvait devant moi, un peu au dessus de ma tête. J'avais tendu le bras vers Lui. Il m'avait semblé le toucher. Autour de nous s'étendait une nuit d'encre. Seuls, lui et moi, au centre du néant.

       Lorsque je repris conscience, encore plein de sa présence et de sa forme, je décidai de partir à sa recherche. Ma chambre, au second étage du Manoir – sous la voûte céleste, séparée d'elle par un dôme de verre épais – était en bon état, bien que j'y séjournasse depuis plus de mille ans et que je n'eus jamais pris la peine de la nettoyer... Je vivais dans l'esprit d'Alan, mon double sur le plan physique, aussi séparé de moi que pouvait l'être en cet instant la voie lactée par la paroi transparente : j'étais maintenu en lui, et séjournais dans une Ombre par lui rêvée, à son insu peut-être ; j'étais l'idée d'un reflet, illuminée seulement de brefs instant, lorsque son œil interne, fatigué de porter son regard sur ce qui pour moi se passait par-delà la fenêtre du Manoir, le détournait et le posait sur la pièce où je me trouvais.

       Un vertige me gagnait. Je me souvins de mon rêve et compris que l'Archet pouvait tout aussi bien être réel que les ombres en lesquelles mon double physique se déplaçait en ce moment même, doté en leur sein de capacités exceptionnelles, tout en laissant une part infime de sa conscience vivre une autre vie.

      Il me sembla qu'en méditant bien plus profondément, je parviendrais à rendre réel l'Archet, ce souvenir enfoui par l'Autre loin d'ici, puis à le matérialiser au fin-fond du Manoir.

       Mais une crainte sourde, fort éloignée de ma préoccupation du moment, m'envahit. Je ne faisais qu'un avec Alan, j'étais une partie de lui... A cause de cela, il était probablement impossible de quitter ce monde-prison. Et pourtant, un autre voix intérieure, pleine de froide volonté, murmurait que moi seul étais réel. Le reste, le fantasme d'Ambre, le bal de la Marelle et du Chaos, tout cela n'était que le fruit de mon imagination, et paradoxalement, c'était bien moi qui pensais tout cela, ce moi captif d'une âme à la fois étrangère et familière.



*



       Je me remémorai les fins de journées sur Ombre-Terre, où Alan et moi restions dans une cachette à l'abri du garde forestier, épuisés et ravis de nos jeux innocents.

       Cette époque est celle du haut Moyen-Âge – tel fut le nom qu'on lui donna par la suite. Les Wisigoths, notre peuple, avaient alors coutume de qualifier leur temps celui des guerres, et cela durait depuis plus de cent ans. Notre mère et sa mère avant elle n'avaient rien connu d'autre que le sang et les larmes.

       Quant à Père, il n'était plus là pour se rappeler quoi que ce soit : cette femme, ce siècle et cette Ombre n'étaient pour lui qu'une même passade, vite usée, tout aussi vite abandonnée. Pourtant, cette passade permit à la femme, au siècle, à l'Ombre d'acquérir davantage de réalité.

       Nous étions les fils de Random, prince d'Ambre, que son père Obéron, roi de la source des réalités, avait rappelé auprès de lui peu après notre naissance.



*



       Bien que la plupart des membres de notre clan ignorât tout de notre parenté royale, Alan et moi jouissions d'un statut éminemment supérieur, proche de celui que d'autres humains conféraient à leurs plus grandes divinités. Âgés d'à peine douze ans, nous pouvions à nous deux affronter dix adversaires. Vers quinze ans, nous dirigions les plus grandes armées des Wisigoths.

       Ce n'est qu'un peu après seize ans qu'Alan et moi comprimes avoir sur notre peuple d'adoption une supériorité bien plus concrète : des pouvoirs capables de forger leur destin. Notre peuple avait déjà collectionné un grand nombre d'exploits, dont le plus significatif restait la participation au saccage de Rome près d'un siècle avant notre naissance. Nous l'amenâmes là où il avait le potentiel d'aller : il se déploya à travers l'Europe et participa à la fondation des nouveaux empires.

       Mais nous nous lassâmes vite de ces jeux-là– nos victoires diplomatiques et militaires auprès des Wisigoths s'étaient peu à peu teintées d'amertume. Mêler nos pouvoirs à la fourberie des puissants avait achevé de nous dégoûter.

       Quelque vingt ans plus tard, les Wisigoths retrouvaient leurs anciens travers : ils se diluèrent dans des religions moins riches et des traditions plus étriquées que les leurs. Ce peuple grandiose disparaîtrait bientôt, et ne laisserait après lui que de rares indices de sa brève grandeur.

       Mon frère et moi rejoignîmes l'anonymat des soldats, et décidâmes d'apprendre à traverser les âges plus discrètement. Comme les années passaient et que nous ne vieillissions pas, même nos plus proches amis se mirent à convoiter nos dons...

       Parfois la guerre finissait par ennuyer les hommes. Ils se consacraient alors aux arts, au commerce et à la philosophie. Alan se fit chef de la garde dans une capitale, et je devins scribe dans un monastère... Déjà, nos valeurs et nos aspirations s'écartaient diamétralement. Mais nous aimions ces courtes trêves, de deux, vingt ou cinquante ans, où chacun s'épanouissait à sa façon.

       Puis l'homme se hâtait d'oublier les arts et la philosophie ; les préoccupations matérielles prenaient le dessus et les conflits renaissaient. Quand l'humanité reprenait ces sortes de convulsions, Alan et moi nous unissions pour intégrer une armée et franchir ensemble les crevasses de l'histoire. Nous évitions d'ailleurs de faire triompher notre camp ; c'eût été le meilleur moyen de nous faire repérer et de susciter à nouveau la convoitise de compagnons d'armes.



*



       La veille d'une bataille, j'entrevis une première fois l'Archet en rêve. Le lendemain, Alan n'eut pas l'air de soupçonner l'ampleur des changements qui s'étaient accomplis en moi ; il ne sembla d'ailleurs jamais se méfier de nos différences et de ce qu'elles impliquaient.



*



       Alan et moi n'avions alors aucune idée des facultés réelles des princes d'Ambre. Mais j'avais fini par comprendre que nous étions peut-être plus que de simples humains doués d'immortalité. C'est pourquoi je partis seul en Orient, étudier les mystères des dieux et des âmes. J'acquis là-bas une meilleure compréhension de notre nature commune et de nos pouvoirs. Parfois, j'évoquais l'image d'Ambre, dont Père et mère nous avaient vaguement parlé ; j'imaginais à quoi un tel royaume pourrait ressembler, et acquis peu à peu les concepts indispensables à la connaissance de la véritable nature du cosmos. Au cours d'une longue prière bouddhique, je devinai qu'Ambre était le cœur de la réalité et Ombre-Terre l'un de ses nombreux reflets.



*



       Dans le courant du XVIIe siècle, je me rapprochai à nouveau de l'Europe, par petites haltes de cinq ou dix ans, pendant lesquelles je me mêlais à la population locale et me forgeais une identité de sage ou de dignitaire. Je déduisis l'existence de la Marelle aux pied du Tibre, en lisant l'unique manuscrit d'un évangile apocryphe...

Aussitôt, je jetai l'écrit au feu.



*



       Vers la fin de mes investigations orientales, je compris qu'il n'y avait pas de Marelle en Ormbre-Terre mais qu'il pouvait y exister un reflet porteur de quelques pouvoirs, anomalie qu'un certain mage de Bagdad avait baptisée Marelle Brisée.

       Je retrouvais une Europe toute différente de celle que j'avais quittée. La pensée avait connu un essor sans précédent ; elle faisait vaciller tout ensemble la foi des hommes et leurs monarchies. Mais je ne voulus pas prendre part à cette nouvelle comédie. Tapi dans les obscurs recoins de l'époque, j'étudiai les progrès de l'Ouest en matière de sciences occultes.

       Ces lectures me confirmèrent l'existence d'une Marelle Brisée en Ombre-Terre. Celle-ci avait nom l'Archet.



*



       Selon d'obscurs disciples de Paracelse, l'Archet était caché dans un Manoir inaccessible, sorte de parabole de l'esprit humain. D'aucuns estimaient que l'édifice devait flotter dans le Néant d'une pensée inconsciente ; d'autres, plus prosaïques, imaginaient le Manoir perché sur une haute montagne, au cœur d'une chaîne difficile d'accès. Selon ces derniers, le Manoir ne disposait d'aucune issue donnant sur l'extérieur.

       Il me fallut deux siècles de recherches sur l'âme pour déterminer le moyen d'y accéder. Des expérimentateurs comme De Quincey, Benjamin et Beaudelaire avaient esquissé la voie ; il ne me restait plus qu'à l'emprunter.



*



       La nuit où j'ai découvert la clef du Manoir, j'ai rêvé que j'étais le rêve d'un autre.

       Hier, j'ai simplement rêvé que j'étais fou.
       


*



       A présent, je me sais captif du Manoir, passager de l'esprit d'Alan. Parfois, je regarde par la fenêtre du premier étage, grande ouverte et cependant magiquement close. J'y vois par les yeux de mon frère, je suis le témoin de ses actes de gloire comme de ses pires méfaits.

       Bien vite, la nausée me vient et je détourne le regard. Je m'assois alors dans le grand fauteuil de la bibliothèque et j'écris ces carnets.

       Plus rarement, je surmonte mon dégoût et reste à la fenêtre. Alors j'observe l'amer écoulement des paroles et du sang tout autour d'Alan ; pour m'en distraire, je joue un air de violon.



*


       Il y a quelques semaines, Random est revenu en Ombre-Terre et s'est présenté à Alan. Le roi l'a emmené avec lui à travers Ombre. Certains frères d'Alan étaient présents en Ambre le jour de son arrivée. D'autres, dont je fais partie, étaient retenus par des affaires en Ombre et ne se sont pas présentés depuis.



*



       Je me demande encore comment Alan a pu prévoir mes assauts psychiques et me piéger dans ce Manoir. Il y a des soirs où je me dis que je me suis fait mener par le bout du nez, que je ne suis rien de plus qu'un personnage issu de son imagination et abreuvé par lui de faux souvenirs. C'est en de tels soirs que je trouve la force de rester près de la fenêtre et de jouer un air de violon.


*



       Un jour, peut-être, aurais-je emmagasiné suffisamment de réalité pour sortir d'ici ?



*



       Ces derniers temps, quand je parviens à jouer du violon, le sentiment d'une lutte intérieure se fait plus vif. Je suis alors totalement envoûté par l'Archet. Il m'octroie de nouvelles facultés psychiques, qui pourraient à long terme dépasser celles d'Alan.

       Une fois que j'ai joué au point de devenir un pur esprit se mouvant sur l'Océan du calme, je retrouve la conviction d'être un peu plus qu'un songe...



*


       Hier, un autre cauchemar : j'ai rêvé que la bibliothèque du Manoir était emplie de copies de ce carnet, traces d'une connaissance que ce que je croyais acquise de l'extérieur. Puis je sentis la présence d'un immense pouvoir, capable d'influencer les ombres autour d'Alan, pour lui plaire ou pour lui nuire. L'Archet flottait au dessus de moi et j'étendis le bras pour m'en saisir...
      Mais je me noyais dans le néant avant de pouvoir l'attraper.



Dernière édition par BondaKore le Lun 8 Déc - 0:20, édité 1 fois
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Message  BondaKore Dim 7 Déc - 20:15

#5



       Ambre pourrait aussi bien être le reflet du Manoir que l'inverse – et Alan aussi bien mon frère qu'un simple songe.



*



      Lorsqu'en jouant j'atteins la parfaite maîtrise musicale, je devine qu'il suffirait d'un geste de l'Archet pour qu'Alan soit contenu dans mon esprit, et non l'inverse.

       Un soir récent, alors que l'Archet m'avait envoûté, j'ai ressenti les effets d'une brève connexion spirituelle avec Alan. Pendant ce court laps de temps, je lisais en lui comme dans un livre. Ce qui me marqua le plus fut son projet projet de développer un art martial basé sur la Marelle, l'Ishikerido. Bien exploitée, cette brèche me permettrait peut-être de gagner un bref instant le contrôle sur lui et sur les ombres environnantes...



*


       J'éprouve encore le vertige de la distance qui me sépare de la vie, et la sensation rassurante que toutes mes certitudes sont chimériques.



*



       Il me suffirait de concevoir la vie d'Alan mieux qu'il ne la concevrait lui-même, pour maintenir mon emprise sur lui via l'Archet...

       Je m'y suis essayé hier ; le contact fut un peu plus long qu'à l'accoutumée.



*



       Mélancolie foudroyante.

       Se convertir à la folie du solipsisme, se soumettre à la fatalité... Je suis enchaîné au Manoir pour l'éternité.



*



       La nuit dernière, j'ai rêvé d'un autre Alan : un double dont l'histoire serait en tous points opposée à celle de mon frère. Au réveil seulement, laissant mes pensées danser une valse un peu lente, il me vint  à l'esprit que ce double et moi puissions ne faire qu'un.



*



       Les pouvoirs et l'immortalité des Princes d'Ambres les mènent tôt ou tard à la folie. Il serait d'ailleurs impossible de concevoir un être plusieurs fois centenaire, capable de façonner à son gré la réalité et qui ne soit pas fou.

       Jusqu'où est-ce Alan qui pense mes pensées ? Et jusqu'à quel point mes souvenirs sont-ils ce dont il a décidé que je me souvienne ?



*



       Le Manoir pourrait aussi bien se situer quelque part en Ombre que dans l'esprit d'Alan. Il se pourrait même que ces deux propositions soient également vraies.



*



       Rêve : Je nageais dans une mer de néant, en quête de l'Archet. Seulement en mesure de me rappeler les souffrances de la traversée et l'envie de conquérir ce fragment de la Marelle.



*



       Je m'appelle XXXXXXX
[cette mention est rayée dans le carnet] ; et je suis le frère d'Alan, Prince d'Ambre. Pour tout dire, nous sommes jumeaux. Nés aux alentours de l'an 360 après JC, d'une mère terrienne et de Random, aujourd'hui roi de toutes les réalités. Selon mes souvenirs (pour le moins incertains), Alan et moi avons vécu l'essentiel de notre existence sur Ombre-Terre...

       Dans le courant du vingtième siècle, suite à une série de différends, il m'a enfermé définitivement dans le Manoir. Je m'étonne souvent que notre dispute ait pu prendre une telle ampleur.

       A présent je suis piégé au sein de ce minuscule monde-prison, qui semble se situer, de façon réelle ou métaphorique, dans l'esprit d'Alan. C'est par ailleurs un endroit fort agréable avec toutes les commodités modernes, ainsi qu'une abondante bibliothèque...



*


      Ce soir, j'ai joué du violon à la fenêtre du Manoir, en tentant d'influer sur les actions d'Alan. J'ai réussi à prendre le contrôle quelques instants. Pour tester mon emprise, je lui ai fait donner sa Capsule à notre frère Cuguiel... Quel sentiment de triomphe ! Bien sûr, Alan a repris le contrôle un peu plus tard et a récupéré la Capsule...

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Message  BondaKore Mar 24 Mar - 7:31

(L'Autre - 1)


      Certains soirs, mes frères discutent d'Ambre, des ombres et des Cours. Ils formulent des hypothèses, tatonnent et s'étonnent. Je les écoute en silence. Ils parlent aussi d'Ombre-Terre, de quelques personnages marquants, de leurs variantes : "Quel Shakespeare, quel Lord Byron, quel Dorian Gray ? Et quelle Ombre-Terre ? Es-tu sûr qu'on ait rencontré la même personne ?"

      Nous avons tous les quatre connu une version de cette ombre. L'endroit que j'ai pris pour mon foyer pendant plus de mille ans n'est qu'un vague reflet, une onde sur l'étang de la réalité ; il ne m'appartient même pas en propre... Mais cela n'a plus grande importance à mes yeux : j'ai cessé de m'en offusquer. Je ne suis pas comme mes frères, qui se prélassent dans la nostalgie et la philosophie ; d'ailleurs, les philosophes m'ennuient. Ils ne font que poser des questions, émettre des suppositions et se lamenter. Rien qui soit utile à l'homme. (Les prêtres, au moins, ont le mérite d'abreuver l'âme des gens simples.)

      Passons... Ma tristesse n'est plus. Elle a été emportée par la Musique. Je l'entends parfois, venue de nulle part, destinée à nul autre que moi. Un air de violon, enivrant. Les premières mesures retentissent lorsque j'agis comme il faut. Il m'arrive de faire des choses pour le simple plaisir de l'entendre. Et ceci au mépris de toute prudence, c'est à dire au risque de me compromettre, de dévoiler mes faiblesses et mes forces. Comme lorsque j'ai donné ma capsule à Cuguiel, ou quand j'ai poursuivi Nina Hendrake. En de tels moments, malgré l'ivresse qui m'emporte, j'ai la sensation d'être moi-même plus que jamais...
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