[Décédée] Althea d'Ubersreik

Le marché prenait vie dès les premières lueurs de l'aube. Les mouvements de la garde se faisait en cadence, assurant la relève d'une nuit longue et agitée, comme toutes les nuits dans la ville d'Ubersreik. Déjà le chant du coq était effacé par les premiers appels du jour. Les marchands itinérants sortaient leurs étales, tandis que poissonniers et chasseurs commençaient déjà à se voler la criée sur la place du marché. Quelques dockers achevaient leur besogne, contre quelques pièces sonnantes et trébuchantes, déposant leur cargaison aux pieds des marchands empressés d'en tirer profit. L'argent allait et venait dans ce tumulte quotidien. Et comme toujours, l'argent attisait les ambitions et les convoitises les plus nobles comme les plus viles.
Dans un exercice lent et patient, une silhouette mince faisait jouer ses longs doigts fins dans une danse sinueuse. C'était une jeune femme, à la chevelure d'un brun sombre, tombante, et nouée en une tresse plus pratique qu'esthétique. Une longue écharpe jusqu'au menton, les épaules enveloppées dans une cape de voyage aussi grise et mouchetée que le pavé, elle attendait patiemment que la foule s'amasse. Ses yeux verts posaient un regard froid et calculateur sur les passants, scrutant les visages familiers et jaugeant les étrangers.
Un marchand de fusil, sans doute venu de Nuln, hélait ses premiers clients lorsqu'elle se décida à quitter la ruelle en amont où elle patientait depuis des heures.La masse grouillait déjà en piaillant au milieu du tumulte mercantile.
"Une matinée idéale", songea Althea en se mêlant à la foule.
Tout le secret résidait dans l'indifférence et le détachement affiché. Faire son marché comme les autres, montrant à l'occasion une pièce d'argent ou quelques sous de bronze pour donner le change à des gardes alertes ou un marchand suspicieux. Puis les reprendre en poche sitôt l'attention écartée. Et d'un coup de dague bien ajustée, délester le badaud empoté de sa bourse pendant qu'il palpe la chair d'un poisson fraîchement pêché dans le fleuve. Puis retourner dans l'étreinte houleuse et protectrice de la foule mouvante.
"Surtout prendre son temps..."
Vers la fin de la matinée, la jeune femme profita du relâchement général pour quitter l'endroit, après avoir pris soin d'acheter un pain rond et une pomme sous le nez d'une patrouille. Plus que quelques pas et elle se retrouva de nouveau dans les étroites ruelles qui la mènerait aux quais. Elle connaissait le chemin par coeur. En l'espace de quelques minutes, elle rejoignit un vieux dock où les marchandises entassées formaient un rideau bienvenu pour compter le fruit de ses larcins. Quelques pièces d'argent et une poignée de sous, auxquels elle retirait le prix modique de son repas de la journée. Au final, sa main soupesait une matinée confortable qu'elle répartissait soigneusement dans différentes bourses et poches. Ne jamais garder l'argent à un seul endroit, et ne pas hésiter à cacher les pièces les plus précieuses à l'abri des mains et des regards. Tout voleur l'apprenait vite à ses dépends, la ville était assez grande pour deux. Et même bien plus encore.
Alors qu'elle finissait de réajuster ses vêtements, une ombre lui dissimula le soleil. L'homme qui la surplombait, un docker velu et particulièrement massif, arborait un sourire aussi jauni que malsain au milieu de sa barbe broussailleuse. Il leva un bras énorme au-dessus de la voleuse. Et l'abattit pesamment sur son épaule dans une tape aussi amicale que rustre :
_ Al' ! Qu'est-ce qui amène ton joli croupion par ici ?
La jeune femme demeura impassible et se fendit d'un sourire courtois, un rien cynique :
_ J'avais envie de prendre l'air, rétorqua-t-elle d'une voix calme.
Elle démit le lacet d'une bourse qu'elle avait gardé en évidence à sa ceinture, et elle lui lança dans un geste machinal. Le docker la rattrapa avec adresse et la fit sauter dans son énorme paume.
_ Belle matinée on dirait, siffla-t-il en roulant ses gros yeux dans un effort d'imagination pour estimer le montant.
_ Le marché était bondé, répondit platement Althea en croquant dans sa pomme.
Elle lui tendit la miche de pain ronde sous le nez en le jaugeant d'un léger mouvement de tête:
_ Tu croqueras bien un bout ?
Le docker s’esclaffa en lui assénant une seconde tape qui la secoua comme un prunier. Mais elle resta stoïque, comme toujours.
_ Tu sais bien qu'avec toi c'est pas là-dedans que je croquerais ! Lança-t-il d'un ton jovial.
_ Dans tes rêves Burgolf, répliqua-t-elle avec le même calme.
Puis elle lui asséna un coup de poing aussi inoffensif qu'amical sur son énorme bras. L'homme resta quelques minutes de plus en sa compagnie à parler de tout et de rien, ponctuant chacune de ses phrases d'une remarque grivoise ou de quelque humour graveleux. Puis lorsqu'un autre groupe de dockers passèrent à quelques coudées de là, il la laissa finalement pour s'en retourner à ses activités.
La jeune femme repensa à sa prise de la matinée. Inutile d'avoir une grande éducation pour savoir que ses poches étaient plus remplies maintenant qu'en commençant la journée. C'était donc un bon jour en perspective. Rien d'extraordinaire compte tenu de la part qu'elle versait pour assurer sa tranquillité et son indépendance, mais suffisamment pour survivre quelques mauvais jours.
Le soleil pointait à son zénith. La journée n'était pas encore terminée, bien au contraire, mais les prochaines heures n'étaient pas des plus propices. Et puis elle méritait bien une petite pause. Relâchant son écharpe sur ses épaules, elle réajusta rapidement sa tresse et les cheveux mi-longs qui lui encadraient le visage, et entreprit d'aller tuer le temps dans l'une des tavernes qui bordaient les quais. Elle rejeta légèrement sa cape en arrière pour se donner un air plus naturel et prit soin d'inspecter le couteau qu'elle dissimulait toujours sous sa chainse. Puis elle tourna les talons et quitta les docks.

Althea est une voleuse calme et patiente, attentive aux faiblesses des autres comme aux siennes. Ayant grandit dans les rues, elle connait bien les lois officielles et officieuses de la ville, et sait faire profil bas devant les puissants, préférant la protection d'une relative indifférence aux dangers d'une trop grande notoriété. S'adapter et se fondre dans la masse jusqu'à disparaître au regard des autres constitue son approche privilégiée, et elle met un point d'honneur à éviter les confrontations directes. De nature peu bavarde en général, voire taciturne pour les inconnus, elle sait toutefois faire preuve d'une certaine habilité, aussi bien pour parler que pour faire les poches à ses interlocuteurs.
Si la loyauté demeure un principe assez relatif à ses yeux, elle attache en revanche une réelle valeur à la fraternité. Une valeur à double tranchant car la trahison d'un "frère" serait peut être la seule chose capable de lui faire perdre son calme. La difficulté étant aussi de réussir à la côtoyer suffisamment longtemps, et avec une certaine constance, pour qu'elle vous considère comme tel.
D'une beauté assez commune, derrière l'insalubrité constante de la ville, elle ne relève de véritable charme que lorsqu'elle se déplace en usant de sa souplesse naturelle, comme bien d'autres voleurs ayant privilégiés l'art de l'approche à celui du rapt. Seuls ses "frères" peuvent se permettre d'insister ouvertement sur les propositions les plus basses ou les avances, sans quoi son caractère froid se teinte d'un cynisme cinglant, pouvant aller jusqu'à devenir dangereux pour les plus entêtés... ou les plus inconscients. On ne lui connait d'ailleurs aucun véritable prétendant, d'hier ou d'aujourd'hui, elle-même ne disant jamais mot sur le sujet.