Le Voleur de Nom

Le Faucheur des Âmes était perché sur un aplomb rocheux. Accroupi sur la maigre surface de roche plane, il observait au loin le Royaume du Dragon. Il avait retiré son masque d’os et son immense faux reposait à ses pieds.
La neige commençait à le recouvrir d’une fine couche blanche, ne fondant pas à son contact. Les hivers pouvaient être très rigoureux dans les Montagnes Noires mais le Faucheur n’en avait cure. Il avait d’autres soucis bien plus graves.

Il avait échoué dans sa mission. Esus était mort. Le Voleur avait utilisé le vrai nom du Seigneur de la Folie et l’avait définitivement détruit. L’Esprit d’Esus n’existait plus. Les Neuf n’étaient plus que huit.

De rage, il frappa la roche. Son gantelet d’os vola en éclats sous l’impact. Il s’était sûrement brisé plusieurs phalanges mais la magie nécromantique était déjà à l’œuvre.
Le Maître n’était pas content de lui. Et il l’avait fait sentir. Un puissant tremblement de terre avait violemment secoué la strate. Puis, une pluie de sang avait annihilé toute vie dans la zone du combat.

Cela faisait la deuxième fois qu’il échouait. Il n’y aurait pas de troisième.
Tout cela était la faute de ce traître d’Azel. Maudit soit son nom.

Mais le Faucheur se mit à ricaner. S’en était fini de lui. L’Archange de la Mort avait été rappelé par le Maître. Il allait passer un sale quart d’heure qui durerait une éternité.
Le Faucheur ricana de plus belle. Bien fait pour lui ! On ne trahit pas le Maître impunément. Ça servira pour les autres. Il devrait peut-être d’ailleurs se rappeler à leurs bons souvenirs …

Le Faucheur cessa de rire et réfléchit à cette idée soudaine. Ce n’était pas idiot. S’il ralliait les Neuf encore indécis, peut-être que le Maître lui pardonnerait ses échecs. Il savait où trouver Usul ainsi que Samaël. Pour Ardath, difficile de savoir où cette garce se cachait mais le Faucheur ne doutait pas son allégeance. Quant à l’Anonyme, il doutait de plus en plus de sa réelle existence. Personne ne savait qui il était, ni ne l’avait jamais vu.

Sa vengeance attendrait. Il laisserait de côté le Voleur de Nom pour se consacrer à sa nouvelle mission. Le Maître sera content. Les misérables mortels ne pourraient plus très longtemps s’opposer à sa puissance…

Le Faucheur s’extirpa des restes de la masse informe du golem de chair mort-vivante. Couvert de sang et de résidus de chair morte, il s’avança vers l’antre d’Usul.
Arriver jusqu’ici n’avait pas été une mince affaire. Les gnomes protégeaient leur précieux trésor. Il avait dû se frayer un passage à travers une armée de morts-vivants et pulvériser plusieurs de leurs maîtres vampires.
Il pénétra dans la grotte taillée grossièrement dans la roche. Elle était seulement éclairée par quatre braseros. En s’approchant, Il distingua une silhouette au fond. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, entièrement nue.
Si elle avait été une belle femme avant, ce n’était plus le cas. Ses longs cheveux filasses d’un blanc sale lui tombait jusqu’au niveau des cuisses et sa peau était recouverte par ses excréments et son sang. Et si le Faucheur possédait encore un odorat, il n’aurait sûrement pu rester un instant de plus dans cette grotte.

Elle ne semblait pas l’avoir vu. Le Faucheur des Ames s’avança encore et soudain elle releva les yeux vers lui. Il put y lire un instant une supplication mais qui se changea rapidement en haine.

« Que viens-tu faire ici, misérable cloporte !
- Je viens pour te rappeler à ton devoir, Usul. Tu dois servir le Maître et tu dois m’aider à récupérer l’Enfant-Cérès. »

Le regard se fit encore plus haineux et le Faucheur fut projeter violemment contre la paroi de la grotte.
Sa colonne vertébrale se brisa sous l’impact et s’il n’était déjà mort, il serait à l’heure actuelle complètement paralysé. Il tenta de se relever en s’appuyant sur sa faux. Sa magie commençait à faire effet mais cela était un maigre réconfort face à l’un des Neuf.

« Comment oses-tu ! Rugit Usul.»

Le Faucheur était maintenant debout mais ses os se ressoudaient trop lentement à son goût.

« Tu es courageux, admira Usul. La plupart serait resté à faire le mort, le temps que s’apaise ma colère. Tu sers bien ton maître et …
- Non, justement, l’interrompit le Faucheur. Je … »

Il fut de nouveau projeter contre la paroi mais le second impact fut beaucoup plus violemment le laissant en miettes. La plupart de ses os étaient brisés. Il ne relèverait pas aussi vite cette fois-ci.
Son masque d’os était tombé sous le choc et Usul contempla un instant son hideux visage.

« Mais qui avons-nous là ? Ironisa Usul. Ne crois pas que je n’ai pas reconnu ton visage, Argaïl ! Tes chairs nécrosées n’abusent personne, surtout pas moi.»

Usul se mit à rire, d’un rire mauvais et immonde qui fit frissonner le Faucheur pourtant habitué à pire.

« Misérable petite créature ! Réduite à servir un maître que tu étais sensé détruire. »

Usul rit de plus belle et le Faucheur recula plaquer contre la paroi de la grotte.

« Pauvre, pauvre Argaïl. Un si grand, un si preux chevalier. Finir au service de cette ignoble créature que les mortels appellent le Dévoreur.
- Il en vaut un autre mais il ne m’a pas trahi lui au moins.
- Pour l’instant, répondit froidement Usul. »

Le Faucheur ne répondit rien. Il tendait vainement de rattraper sa faux mais ses membres peinaient à lui obéir. Tel un ver de terre, il se traînait jusqu’à elle.
Usul, nullement attendri par les efforts pathétiques de son invité pour se mouvoir, le regardait faire d’un air indifférent.
Fatigué, le Faucheur s’adressa à elle.

« Aidez-moi !
- Pourquoi ?
- Mon Maître l’exige et vous devriez normalement lui obéir.
- Ton maître est un fou qui court à sa perte. Ne voit-il pas ce qu’il lui pend au nez s’il continue à s’obstiner dans cette voie ?
- Vous …vous avez vu l’avenir ? Dites-m’en plus !
- Non ! Mon prix serait de toute façon trop élevé pour ta misérable existence mais comme tu es un bon serviteur et que tu as prouvé ta valeur en venant jusqu’ici, je vais te révéler un secret : ton maître va perdre. Il a déjà perdu Esus. Et Morloch va bientôt suivre.»

Le Faucheur regardait la jeune femme d’un air incrédule. Il était arrivé à atteindre sa faux et s’aida du manche pour se relever.

« Les ennemis de ton maître sont des obstinés et ils sont de plus en plus nombreux. Il ne gagnera pas. Qu’il rappelle Morloch, avant qu’il ne soit trop tard. »

Le Faucheur commença à marcher vers la sortie, utilisant sa faux comme une béquille.

La voix d’Usul résonna une dernière fois derrière lui.

« Inutile d’aller voir Samaël, il ne t’aidera pas non plus. »