Les pensées de Daidoji Kuemon

Kuemon finit de préparer l'encre et la versa dans le bol de terre cuite. Il y trempa ensuite son pinceau et étala le parchemin qui attendait sur la table.
Ce petit rituel l'apaisait toujours après les journées difficiles. Et celle-ci l'avait été, sans aucun doute. Une infiltration de la ville par des comédiens, suivie d'une attaque en règle. Il se faisait trop vieux pour ces choses-là...
Dans sa jeunesse, c'est sûr, il aurait été sur les remparts avec les autres soldats. Mais cette époque était révolue...

Poussant un soupir, il commença à tracer les signes sur le papier.

"9ème jour du mois de Shiba, année 1128

La journée aura été dure, mais très enrichissante. Pas autant que je l'aurais voulu, mais j'ai une piste. Comme je le pensais, Akodo Katsumi possédait certains des renseignements nécessaires à mes recherches. Je n'ai pas ce que je veux, mais je sais où le chercher. C'est pourquoi nous partirons demain pour les terres de la famille Bayushi, dans le petit village de Ike no Mura.
Je ne doute pas qu'ils seront heureux de nous y recevoir. Nous avons peut-être contribué à repousser leurs forces à Kenson Gakka, mais ils ont pour habitude de bien traiter leurs hôtes. Peut-être même que Yuki-chan et Shizuka-chan seront heureuses de retrouver leurs terres natales. Grandir loin des siens ne doit pas être facile, surtout quand on est otage.

Oui, le Scorpion a attaqué la petite ville de Kenson Gakka, pendant le festival de la Tortue Humble. Le Lion a bien tenu son rôle et repoussé les assaillants. Parmi cette meute de guerriers hurlants, j'ai repéré quatre jeunes samurais. Ils sont plutôt prometteurs et je pense qu'ils seront de bons assistants.
Akodo Katsumi m'a recommandé Ishinta-kun. Je ne sais pas si elle voulait s'en débarrasser ou si elle était sincère. Peu importe. Il a l'air de savoir réfléchir et c'est ce dont j'ai besoin.
Byakuya-kun et Sakuto-kun manquent un peu de maturité, mais j'ai vu qu'il y avait de l'honneur et du courage en eux. En plus de leurs talents au sabre.
Quant à Shizuka-chan... Je ne sais quoi en penser. Ces années de captivité l'ont endurcie, mais elle me paraît débrouillarde. Il sera intéressant de l'observer.
Pour Yuki-chan, mon opinion sur elle n'a pas changé depuis le mois d'Akodo...

Au final, seule l'expérience montrera s'ils ont l'étoffe de yorikis. Cela ne saurait tarder."

Kuemon posa le pinceau et le nettoya soigneusement. Il referma le parchemin et le rangea dans ses affaires. Puis, il s'étendit sur son fûton et souffla la bougie.

Bon texte, j'aime beaucoup.
Par contre, juste une question, est ce que Kuemon nous a déjà dit ce qui nous attendait par la suite ou pas ? Parce que dans son récit, il parle d'info qu'il a reçu sur son affaire, mais je ne me souviens plus s'il nous en a parlé.

C'est de la curiosité gratuite, mais n'empêche que ça m'intrigue.

Non, non, il ne vous a rien dit. Vous savez juste que vous partez pour les terres du Scorpion.

Si vous vous renseignez, vous apprendrez que Kuemon est un magistrat impérial respectable qui a toujours fidèlement servi l'Empereur.

Il était tard et Daidoji Kuemon le ressentait dans ses os. A presque cinquante ans, il n'était plus le fringant magistrat qu'il avait été. Les blessures qu'il avait reçu aujourd'hui, même si elles avaient été soignées, l'élançaient fortement. C'est pour cela qu'il était dans sa chambre à l'auberge plutôt que dans la salle commune, à fêter la victoire avec ses assistants.
Grimaçant de douleur, il alla s'installer sur son futon et déroula son journal. Sortant difficilement son pinceau, il commença à écrire maladroitement.

"24e jour du mois de Shiba, année 1128

Je sens mes rhumatismes se réveiller, avec la pluie. Je dois vraiment me faire vieux. En tout cas, la journée aura été mouvementée.
Trois de mes assistants et moi avons dû empêcher l'invocation d'un oni par un moine corrompu. Pour ce faire, il a voulu enlever les enfants du village voisin de son monastère. Comme il a à peu près mon âge, il a endoctriné un condisciple plus jeune à cette fin.
Il en avait déjà enlevé deux et s'apprêtait à enlever le troisième quand nous sommes arrivés au village. Heureusement, mes yorikis ont réussi à le mettre en fuite et à sauver l'enfant.
Nous avons aussi rencontré dans ce village un magistrat du clan du Scorpion et ses deux assistants. Son nom était Bayushi Arunsa et ses deux assistants avaient pour nom Soshi Yuko et Bayushi Shunko. Détail amusant : ce dernier s'est trouvé être le petit frère de Yuki-chan.
Enfin, mes assistants ont aussi réussi à retrouver les enfants et se débarrasser des sorciers. Et là, ils sont en bas, en train de fêter leur victoire.
Je ne leur ai pas fait de reproches sur leur façon de mener l'enquête, mais l'idée de se séparer en deux groupes n'était pas réellement intelligente. Ils auraient pu, à eux trois, contrer l'assistant du sorcier et empêcher l'enlèvement du troisième enfant. Ceci dit, je ne sais pas si l'invocation aurait pu se faire avec seulement deux enfants. D'après Yuki, c'était le cas. Sur l'idée, elle n'avait pas tort, mais le temps qu'elle a passé à se perdre dans la forêt a rendu ses projets caducs.

Au fait, je me demande ce que fait Ishinta-kun sur les terres de son clan. Il nous a quitté, à la frontière des terres du Scorpion, en nous assurant que c'était urgent. Maintenant que je connais notre destination prochaine, je lui enverrai un pigeon, à la prochaine auberge où nous ferons étape.
Quant à Shizuka-chan, elle a rejoint sa famille. Je ne la blâme pas. Après dix ans passés comme otage, je comprend qu'on puisse préférer être avec sa famille plutôt que de parcourir les routes de l'Empire.

Mais cela reste secondaire, car j'ai enfin revu Reika. Katsumi ne m'a pas menti. Mon ancienne femme est plutôt bien conservée, malgré ses soixante ans. J'ai retrouvé dans ses yeux gris un peu de la jeune fille qu'elle était ...
Et nous avons discuté. Comme je l'avais prévu, elle m'a traité de vieux fou et d'autres qualificatifs que je ne l'imaginais pas connaître. Mais elle m'a dit ce que je voulais savoir. Je le savais, elle avait gardé le contact avec sa petite-fille ! Ma petite Eriko !
Elle passe son gempukku dans deux semaines ! Comme elle doit avoir grandi... Je vais enfin la revoir et je pourrai lui dire. La retirer des griffes de son père !

Mais, d'abord, je devrais me rendre sur les terres du clan du Phoenix, à la Cité du Traité Respecté. J'ai dit aux enfants que nous partions tôt, demain.
J'espère qu'ils seront frais. Je déteste partir en fin de matinée."

Le vieil homme reposa son pinceau et rangea son matériel d'écriture, en retenant un gémissement de douleur. La chevauchée du lendemain serait rude...
Il s'allongea sur son futon et ferma les yeux, laissant la chandelle finir de se consumer.

A l'extérieur, un renard émergea d'un buisson et commença à observer l'auberge.

- Bonne nuit, Eri-chan ! lança le vieil homme depuis sa porte.
- C'est Eriko-san, Kuemon-oji-san ! lui répondit-on du couloir.

Le vieil homme sourit et referma la porte de sa chambre.
La journée s'était plutôt bien déroulée, tout compte fait. Il avait obtenu ce qu'il voulait et ce crétin de Ikoma Heizo venait juste de fiche le camp de la ville. Mais tout cela devait être consigné.

Il s'assit devant sa table basse et déroula son parchemin. Il saisit son pinceau et commença à écrire.

"10e jour du mois de Bayushi, année 1128

Je commence enfin à entrevoir la fin de ma tâche. Doji Wakuya va enfin payer pour ses crimes. Ma petite Fumiko va enfin pouvoir reposer en paix.
Il pensait s'en être tiré en faisant passer cela pour une simple disparition, mais je sais bien qu'il l'a assassiné ! Et, quand j'ai commencé à enquêter, il a utilisé ses connections pour m'envoyer à l'autre bout de l'Empire ! Mais c'est terminé. Je vais enfin pouvoir enquêter à ma guise. Et mes assistants y sont pour beaucoup.

C'est eux qui ont retrouvé cette épée qui avait mystérieusement disparu. Pour tout dire, je m'en serais fiché comme d'une guigne si ce jocrisse de Heizo ne l'avait pas accusée du vol. Je dois confesser que je me suis un peu emporté et que je suis allé directement voir son père pour le convaincre de se livrer à sa place. Mais ce lâche a refusé tout net en m'expliquant que "la justice triompherait". C'est bien un courtisan pour dire ça ! On voit bien qu'il n'a vu une enquête autre part que dans un roman !
J'ai alors caressé l'idée de fabriquer de fausses preuves pour faire accuser Wakuya. J'ai hésité, je l'avoue... Mais que pouvais-je faire d'autre ? Ma petite-fille était en danger et lui était un meurtrier impuni. Je ne sais pas ce que j'aurai choisi, en fin de compte... Heureusement, mes yorikis ont enquêté correctement, pendant que je perdais mon temps à me disputer avec ce fils de...

En parlant de fils de..., ma petite Eriko était accusée du vol à cause du témoignage d'un courtisan, Akodo Himitsu. Il l'aurait aperçu, alors qu'il flânait de nuit dans un jardin... Évidemment, je connais ce genre de témoignage. Dans le jargon, on les appelle "les témoignages de convenance". Quand un magistrat est en manque d'indices, il demande à une de ses connaissances, en échange d'une faveur, de témoigner contre un tiers. Ledit tiers est emprisonné, le magistrat félicité et il peut alors rendre la faveur.
J'ai un peu enquêté parmi mes connaissances et j'ai découvert le pourquoi de ce témoignage. Ce pourri d'Heizo le faisait chanter avec une vieille histoire d'enfant adultérin ! Et cette enfant était présente dans le palais et sous la garde d'un de mes yorikis, Shiba Ishinta !

Donc, quand je lui ai présenté le pot aux roses, il a rapidement retiré son témoignage, en prétextant avoir confondu mon Eriko avec un rayon de lune. Ce serait presque poétique, si ce n'était pas si pathétique !
Entretemps, Yuki-chan m'a révélé qu'elle avait retrouvé l'épée, quasiment par hasard. Je n'ai pas posé de questions. Parfois, il faut laisser les choses se faire...
Bien évidemment, Heizo est venu se plaindre à moi qu'on avait fouillé dans sa chambre, mais je l'ai éconduit assez vite.

De mon côté, je suis allé refaire connaissance avec ma petite-fille. On dirait sa mère à son âge. Elle est aussi intelligente, aussi vive et aussi jolie. Elle aura des milliers de prétendants, comme Fumiko.
Je n'en suis pas fier, mais j'ai réussi à faire en sorte qu'elle convainque son père de "passer un peu de temps chez eux". Là, je pourrai enfin enquêter et trouver des preuves, voire des aveux. Peut-être Fumi-chan tenait-elle un journal...
Enfin, je verrai cela en temps voulu.

Nous partons dans deux jours, le temps que le tournoi se termine. Je crois que j'irai bien encourager Eri-chan pendant ses épreuves."

Le vieil homme sourit et s'apprêta à ranger son pinceau. Mais il fronça les sourcils et se repencha sur son parchemin.

"A noter que le jeune Kakita Byakuya s'est attiré les foudres de Daidoji Minoru, à cause de la princesse Daidoji Yoruichi. Vu le statut de Minoru, je doute que ce soit une bonne idée. Je ne sais pas si j'arriverai à l'en protéger. J'espère juste que tout cela n'entraînera pas l'intervention de Uji-sama..."

Daidoji Kuemon rangea ses affaires d'écriture. Puis il s'étendit sous son futon et souffla sa bougie.

- Bonne nuit, oto-sama, dit la magnifique jeune femme aux cheveux noirs.

Elle se tenait à l'entrée de la chambre et s'adressait à un vieil homme qui se trouvait à l'intérieur.

- Pas la peine d'être aussi cérémonieux avec moi, Fumi-chan, sourit-il. N'oublie pas que j'ai changé tes couches !

La jeune femme sourit à son tour.

- Il s'en est passé des choses, depuis...

- C'est vrai, acquiesça le vieil homme. Nous avons beaucoup de temps à rattraper. Mais permets à un vieil homme de se reposer un peu. La journée a été fatigante pour mes vieux os...

La jeune femme hocha la tête.

- Je te verrai demain matin, oto-chan. Bonne nuit.

- Bonne nuit, ma puce.

La femme sourit et ferma la porte.

Le vieil homme s'étira longuement et se dirigea vers la table basse de sa chambre. Il déroula le parchemin qui s'y trouvait et commença à écrire.

"25e jour du mois de Bayushi, année 1128

Toutes mes certitudes viennent de s'effondrer. Une partie de ma vie se termine et une autre -bien plus passionnante- commence.
Mais je dois tout d'abord organiser mes idées, afin de rapporter fidèlement les évènements des deux derniers jours.

Nous sommes arrivés au Shiro no Ôoyama, il y a trois jours de cela. C'est un petit château, dans une région montagneuse, aux frontières Ouest du clan de la Grue. Avant d'y parvenir, nous avons traversé un gros village. D'après Wakuya, ces personnes vivaient de la pêche du lac alentours et du commerce du bois de la forêt aux abords du village.
Nous nous sommes donc installés dans les chambres préparées pour nous au château. Tandis que mes assistants perdaient leur temps avec les samouraïs du château (il me semble que c'était le chef de la garde et la shugenja de l'endroit...), je me suis mis tout de suite au travail.
J'ai parlé avec les plus vieux serviteurs du château, visité chaque pièce de cet endroit et rien !
C'était toujours la même rengaine ! "Fumiko-sama a succombé à une maladie peu après la naissance de Dame Eriko.". Ma fille était solide ! Elle aurait survécu sans problème à une douzaine d'accouchements ! Ce n'était pas possible, il devait s'être passé quelque chose ! Doji Waluya, son mari, devait l'avoir assassiné !

J'en étais donc là de mes recherches quand Shiba Ishinta est revenu du village avec une jeune fille dégoulinant de sang dans les bras. Après l'avoir faite soigner, elle lui a révélé faire partie d'un groupe d'éclaireurs aux ordres d'une bande de brigands. D'après elle, ils étaient venus pour se renseigner sur un autre groupe de ronins installés dans la forêt. Ils venaient aussi voir ce qui était arrivé au premier groupe qui avait été envoyé, mais n'était pas revenu.
A partir de là, son récit devenait décousu. Ils auraient été attaqués par des créatures géantes qui auraient tué tout son groupe, la laissant pour morte.

A tout hasard, j'ai envoyé mes yorikis enquêter dans cette forêt. Ils ont trouvé le camp ronin sans trop de problèmes (j'y reviendrai, d'ailleurs) et ont interrogé leur chef, une jeune ronin appelée... Fumiko. J'avoue que je n'ai pas tout de suite compris quand ils m'en ont parlé, mais comment aurais-je pu ?
Quoi qu'il en soit, elle leur a assuré que personne dans son camp n'avait vu de "créatures géantes" et leur a parlé de la première attaque de brigands qu'ils avaient repoussé, mais pas de la seconde.
Sur le chemin du retour, ils ont été attaqués par ce qu'ils m'ont décrit comme un "blaireau géant". Au-delà de la description fantaisiste, cela accréditait le fait que des créatures rôdaient bien dans cette forêt.
Sinon, Shiba-san m'a raconté que Bayushi Yuki cherchait des renards dans la forêt pour leur courir après et parvenir à destination. Après cette bêtise, je l'ai bien entendu mise aux arrêts dans sa chambre.

J'aurais pu m'en abstenir car, pendant la nuit, la jeune ronin et Kakita Byakuya, blessé par le blaireau géant, ont été attaqués par une araignée géante. Heureusement, mes assistants ont pu la mettre en fuite.
De l'enquête qu'ils ont mené par la suite, il s'est avéré que cette araignée s'était déjà montrée avant, mais n'avait jamais été agressive. Kakita-san a pu déterminer qu'elle était apparue à peu près en même temps que Kakita Kunisada, le chef des gardes.

Pendant ce temps, j'étais allé m'entretenir avec cette "Fumiko" dans la forêt.
C'était ma Fumiko ! Comme si elle n'avait pas vieilli d'un jour !
Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et je n'ai pas honte de dire que j'ai pleuré comme un nouveau-né.
Après avoir séché nos larmes, elle m'a tout expliqué : le secret de ses origines hengeyokai, par sa mère, le coup de foudre avec un autre descendant et leur grand projet. Celui de créer un havre de paix pour les changeformes pourchassés, celui de créer un royaume rien que pour eux.
C'est pour cela qu'elle avait dû disparaître aux yeux du monde, afin de rassembler les siens et de les mener ici. Même si, pour cela, elle avait dû briser le coeur de son vieux père !
Et l'idée était de provoquer l'attaque d'une bande de brigands et de les vaincre afin de colporter l'histoire pour se voir attribuer la garde de cet endroit par l'Empereur.
Mais cela équivalait à berner le Fils du Ciel ! Cela contredisait quarante ans de travail au service de la Magistrature Impériale !

J'ai donc mis le choix entre les mains de mes yorikis. A une grande majorité, ils ont décidé de soutenir la création de ce havre. Braves petits...

Nous avons donc affronté cette armée de brigands et nous les avons vaincu difficilement. Il me semble que Byakuya-san a tué leur chef en combat singulier, d'ailleurs...

A présent, le plus gros du travail commence. Il va falloir aller dans les cours pour soutenir ce projet, trouver des contacts, faire jouer des faveurs... Mais je suis confiant. S'il y a quelque chose que je possède en abondance, ce sont bien des faveurs...

Pour mes assistants, mes activités de cour ne me permettront guère de m'occuper d'eux. Il faudrait que je réfléchisse à quel magistrat les confier... Peut-être Kakita Harumi, si elle n'était pas en ce moment dans les Terres Brûlées.
Je verrai, de toute façon.

Une nouvelle vie commence pour moi et je n'ai pas de temps à perdre !"

Le vieil homme referma le parchemin, se glissa dans son fûton et souffla la bougie.