Soirée au Corazon del Baile

La soirée commençait à peine dans l'auberge. Quelques personnes s'étaient déjà installées aux table du bar et sirotaient leur sangria, mais l'ambiance était encore calme, à cette heure-ci.

La porte de l'établissement s'ouvrit alors. Deux personnes en franchirent le seuil. La première, une jeune femme à la magnifique chevelure rousse, portait une robe sage, boutonnée jusqu'au cou. Elle semblait mal à l'aise dans sa tenue et sa façon de marcher désignait plus le soldat que la jouvencelle. Elle était accompagnée d'un homme dans la fleur de l'âge, aux larges épaules et dont la démarche reflétait celle de sa compagne.

Celle-ci désigna un escalier qui menait au premier étage.

- C'est par là, dit-elle en s'y engageant.

Le premier étage était une mezzanine où l'on pouvait voir une demi-douzaine de tables, un peu à l'écart les unes des autres.
Après un instant d'hésitation, la jeune femme s'assit à une table, dos au mur, et lança à son compagnon :

- Ca te va, ici, Einhard ?

Einhard était soucieux. La duelliste avait un caractère aussi flamboyant que sa chevelure, et il était habitué à ses éclats de colère. Ils étaient en général aussi brefs que violents. Mais cette nervosité, ce n'était pas bon signe. Il essaya de détendre un peu l'atmosphère.
L'eisenör sourit en voyant la table que choisit Yr.

- Il est bon de voir que certaines choses ne changent pas !

Comme au bon vieux temps, il s'assit à califourchons sur sa chaise et regarda alentours d'un air patibulaire.

- Ce type là-bas, il t'a mal regardé. Tu veux que je lui fasse manger sa table ?

Connaissant l'eisenör, l'ex-mercenaire savait qu'il ne plaisantait qu'à moitié.

Yr sourit d'un air torve.

- Pas la peine. On n'est plus à Insel, Einhard, lâcha-t-elle distraitement.

Puis, elle se tut pendant un instant. Pianotant nerveusement sur la table, la jeune femme jeta un regard en biais à son interlocuteur. Elle semblait se demander ce qu'elle faisait là.

- Je peux vous servir un apéritif ?

Un serveur venait d'apparaître à côté d'eux, un plateau à la main. Soulagée de cette diversion, la jeune femme commanda une bière.

- Qu'est-ce que tu vas prendre ? demanda-t-elle à Einhard.

- Ce sera une margarita pour moi, s'il vous plait.

Einhard regarda Yr droit dans les yeux, impassible. Très bien. Il serait direct - il n'avait jamais aimé tourner autour du pot, de toutes façons.

- Yr, je voulais m'excuser. J'aurais dû t'en parler plus tôt...
J'étais si heureux de te revoir, j'ai oublié tout le reste pendant un instant. J'ai agi sans réfléchir. Tu me connais, j'ai toujours été impulsif. Laissé mon coeur parler sans utiliser ma tête.
Mais cette fois, ça ne peut être pardonné. J'en suis conscient. Je... je voulais juste te dire que je regrette.

Einhard baissa la tête, contrit.

- Je n'ai jamais osé t'en parler dans les lettres que je t'ai envoyé. J'avais peur de la peine que cela te causerait. Que cela me causerait. C'était stupide, je le sais. J'ai fait plus de mal que de bien...

L'eisenör secoua la tête.

- Si seulement j'avais eu une alternative, je t'assure que je l'aurais choisie sans hésiter.

La jeune femme resta silencieuse un instant. Elle semblait chercher ses mots.

- Alors, tu as préféré me laisser croire que tu m'avais quitté à cause de ce que j'étais ? reprit-elle enfin.

Elle crispa les poings.

- J'aurais compris un mariage, tu sais. On n'est pas toujours libre, pour se marier. Mais tu as préféré ne rien dire. Pourquoi ?

Elle le regardait droit dans les yeux.

Einhard riva de nouveau son regard dans celui de la rousse, affichant sa détermination.

- Chez les eisenörs, le mariage est censé être un lien plus fort encore que la famille. Pour un bon eisenör, il n'y que le rücken qui soit plus important que sa femme. J'imagine que j'ai honte de ne pas être un bon eisenör...
Je savais que je devrais en parler un jour ou l'autre, mais je repoussais toujours l'échéance. Et de fil en aiguille, nous y voilà.

Mais au diable le passé. Vivons pour l'instant présent.

Elle lui lança un regard sceptique.

- Possible. Et tu comptes faire quoi ?

Einhard sourit.

- Ha ! La vraie question est : qu'allons-nous faire ?
C'est ce dont on devrait discuter, toi et moi. Calmement, ajouta-t-il avec un clin d'oeil.
Je suis déchiré entre mes désirs et mon devoir envers ma famille, entre mon coeur et ma tête.

Il secoua la tête.

Mais la raison ne peut gagner ce combat. Bon sang, je me ferais hors-la-loi s'il le faut mais je ne veux pas te quitter à nouveau.

Yr sourit.

- Moi aussi, je suis contente de te retrouver.

Elle baissa les yeux et grommela.

- Mais les choses ont changé... C'est compliqué.

Elle allait continuer, quand le serveur sembla surgir de nulle part. Il tenait deux menus à la main.

- Voici les menus. Je repasserai plus tard pour prendre votre commande.

La jeune femme sembla se plonger dans l'étude de la carte.

Einhard ne jeta même pas un oeil à la carte. Il contenait difficilement sa colère.

- Oui, les choses ont changé. Nous avons changé. Et nous continuerons à changer. Est-ce une raison pour laisser tomber ?
Oui, la situation est compliquée. Est-ce une raison pour ne même pas se donner la peine d'essayer de la résoudre ?

Il tapa du poing sur la table.

- Bon sang, depuis quand es-tu une femme qui abandonne ? Tu es une battante, Yr.

L'eisenör se calma.

- Je sais que tu as tes propres problèmes. Et j'ai d'autres soucis que ceux dont je t'ai fait part. Peut-être devrions-nous commencer par en parler ?

Elle soupira.

- D'accord. Mais tu commences.

Elle se tordit les mains. Einhard ne l'avait jamais vue dans cet état.

Einhard était inquiet, mais pas question de le montrer. Il afficha son air le plus détendu - c'est à dire pas beaucoup.

- Rien de bien grave, quelques petits soucis frivoles.
J'ai juste besoin de réunir assez d'argent pour nourrir mon peuple qui crève de faim sans aucune récolte, les protéger des exactions des nombreux troublions, replanter les champs et racheter du bétail, reconstruire le fief et le manoir familial, et prier pour que ma soeur qui dirige nos terres - toujours traumatisée par les évènements passés et peu habituée à diriger - ne se retrouve pas dans un caniveau, jetée à bas par des paysans en colère ou abattue par un rival ambitieux.

Sinon, petit détail, la femme que j'ai épousé est une Villanova acariâtre et sa famille m'a fait comprendre qu'ils n'apprécient pas que l'on soit frivole avec l'une des leurs - quand bien même eux ne se gênent pas, et qu'elle n'a aucune valeur pour leur famille.

Et tiens, tant qu'on y est, je suis pourchassé par des types dont j'ignore l'identité. Je ne les ai pas vus depuis que je suis venu à Altamira, mais j'ai le pressentiment qu'ils ne vont pas lâcher le morceau.

C'est à peu près tout. Et toi ?

Einhard essaya de mettre Yr plus à l'aise avec un sourire rassurant.

La jeune femme écarquilla les yeux.

- Je ne savais pas... On m'avait dit que la principauté Sieger était en sale état, mais pas à ce point-là, s'étonna-t-elle. En plus, tu as dû conclure une alliance avec les Villanova ? Je...

Elle s'interrompit, indécise.

- D'accord, finit-elle par se décider. Tu as été franc avec moi, je te dois la vérité.

Elle serra les mains.

- Tu sais, il y a une chose que je ne t'ai pas dit, quand tu es parti... J'étais en colère et je ne voulais plus te voir. Ca me faisait mal, rien que d'y penser. C'est pour ça que je te l'ai pas dit dans les lettres.

Elle se lança.

- J'attendais un enfant de toi, Einhard.

Einhard en resta bouche bée pendant plusieurs secondes.

- Un... un enfant...

Puis son visage s'illumina petit à petit, bien que toujours sous le choc de l'annonce. Il s'attendait à tout sauf à cela !

- C'est magnifique, Yr, souffla-t-il.
Est-ce une fille ou un garçon ? Bon dieu, il doit avoir presque trois ans ! Est-ce que je peux le voir ?

Einhard réprimait un soupçon de colère qui montait en lui. Il était père depuis tout ce temps, et elle ne le lui avait pas dit.
Mais était-il vraiment père ? Il avait abandonné son enfant avant sa naissance. Sans le savoir, mais le résultat était le même. Une vague de culpabilité submergea la colère, le rendant plus anxieux encore.

hrp : je le sens gros comme une maison ce qu'elle va répondre... vieux sadique va !

- C'est une petite fille... souffla Yr. Je l'avais appelée Delia.

Elle serra les poings.

- Et on me l'a enlevée ! grogna-t-elle. Un soir, dans ma propre chambre ! Le fils de catin s'est introduit chez moi et a volé ma fille !

La jeune femme sembla revivre ses souvenirs.

- Je l'ai retrouvé, mais bien trop tard. Il avait déjà remis Delia à ses maîtres. Mais, avant de mourir, il m'a dit qu'ils étaient là, à Altamira.

Elle regarda Einhard dans les yeux.

- Tu crois sincèrement que j'aurais pu avoir une autre raison d'abandonner mes Aigles à Insel ?

Einhard se leva brusquement, la rage flamboyant dans ses yeux.

- Qui sont ces chiens ? Et que veulent-ils ?
Par Sieger, je vais broyer leurs crânes dans mon poing !

Il se rassit, comme vidé.

- Je suis désolé, Yr. Je ne savais pas. J'ai failli à mes devoirs...
Tout ce que j'espère, c'est que j'aurais l'occasion de me racheter.

Il y avait plusieurs compagnies de mercenaires eisenör en ville, à ce qu'il savait. Il devrait pouvoir réunir une force suffisante pour prendre d'assaut une forteresse. Ces fils de chiennes allaient apprendre la signification du mot "colère".

Yr l'avait regardé se donner en spectacle sans un mot. Quand il se rassit, elle reprit la parole.

- Tu crois sincèrement que je serais là, à donner des leçons d'escrime à des petits péteux de castillans, si je savais où était ma fille ? demanda-t-elle. Ca fait six mois que je suis là et j'ai pas un indice ! Rien ! Gun essaie de m'aider, mais c'est pas une flèche. Du coup, je patine !

Elle frappa du poing sur la table.

- Six mois à chercher de partout, interroger la capitainerie, creuser les crénom d'archives et rien !

Elle serra les lèvres et lâcha d'une petite voix :

- J'espère juste qu'elle est pas morte...

Ses prunelles étaient humides.

Einhard s'approcha et passa son bras autour de ses épaules, la réconfortant par le contact de son bras épais et de ses grosses paluches pleines de cals. Il la regardait toujours dans les yeux.

- Elle n'est pas morte, Yr. Je ne sais pas ce qu'ils veulent, mais s'ils voulaient la mort de notre fille ils ne se seraient pas donné tout ce mal. Et nous les retrouverons, je te le promets. Je ne sais pas encore comment, mais nous les retrouverons.

Einhard réfléchit un instant aux faits. Il n'avait effectivement aucun indice. La question qu'il se posait le plus, c'était "pourquoi ?". Il n'y avait pas de signature, pas de demande de rançon, pas de mobile apparent... rien. Que pouvaient bien vouloir ces bâtards ?

- Qu'as-tu appris de l'homme que tu as retrouvé ? As-tu une idée de qui pourrait vouloir faire cela, et pourquoi ? Un vieil ennemi, peut-être... je sais que tu t'en es fait beaucoup. Trop pour savoir qui, remarque.

Sur un autre registre, Gun remontait dans son estime. Il faut dire qu'il partait d'assez bas, mais il s'était trompé sur son compte. Il eut même une pointe de jalousie envers le jeune homme, à qui Yr faisait de toute évidence confiance.

La jeune femme s'essuya les yeux et repoussa doucement Einhard. Les clients autour d'eux les fixaient d'un air réprobateur. On ne s'épanchait pas de cette façon en Castille.

- Je ne sais pas qui ça pourrait être, finit-elle par murmurer. Si c'était mes ennemis, ils se seraient faits connaître. Non, je crois que c'est autre chose...

Elle recula de quelques pas.

- Je crois que je suis fatiguée, Einhard. Je vais rentrer.

Il sembla à l'eisenör que son amie ne lui disait pas tout.